Jean-Michel arrive à l’accueil de l’hôpital André-Rossel, de Francortville, suivi de près par l’officier Giraud.
- La chambre de l’agent Thierry Bernal, s’il vous plaît, demande-t-il à l’infirmière de garde, en montrant son insigne de police.
- Attendez, je regarde… C’est la, euh…, la 204, au second.
- Merci beaucoup. Allez, Giraud, on y va…
Les deux hommes s’approchent de l’ascenseur qui semble les attendre, les portes ouvertes. Ils s’y engouffrent, accompagné par un interne, le nez plongé dans un rapport médical. Arrivé au deuxième étage, Jean-Michel trouve assez vite la chambre de Thierry, située juste à côté de l’ascenseur. Il tape discrètement à la porte puis entre sans faire de bruit.
- Tu peux arrêter le mode infiltration, je suis tout seul et bien réveillé, lui dit Thierry, tout sourire.
- Salut Titi ! Content de te voir en pleine forme. Comment va ton bras ?
- Le doc est content, dit-il en montrant son bras plâtré. Je dois encore rester deux ou trois jours et après, c’est la rééducation. Bon, et toi, quelles sont les nouvelles ? Gargès ? Douchebaïev ? Juliette ? Vas-y, dis-moi, j’en peux plus d’être sans info… Je n’ai vu personne depuis deux jours.
- Du calme, du calme. Bon, Gargès, pour l’instant, rien. Il n’est pas revenu à Colzamax. Sa maison est surveillée jour et nuit. Il manque une de ses voitures, on suppose qu’il s’est enfui avec. Son signalement et celui de sa voiture ont été transmis au niveau national et international.
Thierry se recale sur son lit, et repositionne son oreiller.
- Douchebaïev, pas grand-chose non plus. Il est à Moscou, et les autorités russes ne jouent pas trop le jeu pour le moment. Et puis, surtout, on arrive pas à faire le lien avec Gargès. C’est un complice, une cible, un intermédiaire, on en sait rien…
- J’ai pensé à un truc, mais termine d’abord. Et Juliette ?
- Toujours en soins intensifs. Le chirurgien qui l’a opérée est réservé à son sujet. J’ai mis sa chambre sous surveillance, on est pas à l’abri de Gargès, qui pourrait avoir envie de…
- Terminer le travail, oui, tu as bien fait. Et elle est bien gardée ?
- Oui, deux gardes devant la porte de la chambre et seul le chirurgien peut y entrer, toujours accompagné de deux officiers, au cas où elle parlerait. Si elle sort du coma, bien sûr… Dis-moi, à quoi tu pensais tout à l’heure, sur Douchebaïev ?
- J’ai eu le temps d’y réfléchir et j’ai mon idée. Ça ne peut pas être un complice, sinon il n’aurait pas à faire des recherches sur lui. C’est donc soit une victime potentielle, mais je ne vois pas trop Gargès s’amuser à aller s’attaquer à un scientifique russe inconnu, trop risqué.
- Quoi alors ? lui demande Jean-Michel, en s’asseyant sur une chaise, près du lit.
- Je pense, je suis même sûr, que Douchebaïev a un lien avec les messages que Gargès a reçu… C’est peut-être le chercheur qui a inventé les messages du futur.
- Et Gargès voudrait avoir la main sur cette invention ?
- Possible, dit Thierry en faisant jouer ses doigts engourdis. Il ne va pas lui nuire, sinon ça ruinerait ses espoirs mais il peut très bien essayer d’obtenir les secrets de la découverte. Mais comment on peut le savoir ? Argh, c’est frustrant, on peut recevoir des messages du futur mais pas leur parler, ça serait tellement utile…
- Tu ne peux pas leur parler, lui répond Jean-Michel avec un petit sourire, mais par contre, tu peux leur laisser un message…
L’idée de Jean-Michel est simple : placer dans leurs casiers du commissariat un message, écrit sur une feuille :
« Il nous faut des informations sur un chercheur moscovite appelé Igor Douchebaïev et sur Gargès, le patron de la société Colzamax. Pour Douchebaïev, nous contacter le 8 février 1997 à 15 heures. Pour Gargès, nous contacter le 8 février 1997 à 15 heures 15. »
Jean-Michel et Thierry gardent pour eux seuls l’existence de ce message, trop soucieux d’éviter les soupçons et les moqueries de leurs collègues et de leur entourage. Il ne leur reste plus qu’à attendre la date fixée, en espérant que leur idée est la bonne.
***
Le 8 février, dans l’après-midi, Jean-Michel retrouve Thierry à son domicile. Ce dernier est encore en traitement et ne peut pas encore bouger son bras, toujours plâtré.
- Bonjour ! Prêt à faire la sténo-dactylo ? dit Thierry, en tendant sa main gauche pour saluer son collègue.
- Oui, je suis prêt. J’espère que « nous » serons au rendez-vous, répond Jean-Michel en se dirigeant vers la cuisine.
- On verra bien, on verra bien...
Préparez-vous, les gars… Surtout Jean-Michel, il va devoir écrire vite…
Thierry regarde en souriant son ami, qui se détend et sort un bloc-notes et un stylo de sa sacoche. "Il a eu le même message que moi, on dirait", se dit Thierry.
- Je vais en avoir besoin apparemment… J’ai vraiment une voix de vieillard, ça fait peur, remarque Jean-Michel, qui s’interrompt, le visage fermé. Ah, donc, tu vas recevoir le message, tu me le dictes et je l’écris… Comme ça, on a tous les deux l’information.
- Je suis prêt, faut pas que ça aille trop vite. Il est quinze heures, enchaîne Thierry en jetant un œil sur la pendule de la cuisine.
Allez, on y va. Bon, pour Gargès, désolé, on n’a rien de concret. On va dire que vous êtes tranquilles pour plus de dix ans.
Thierry répète chaque phrase du message consciencieusement à son ami, qui les note en sténo sur son calepin.
Il a disparu en février 1997, au moment du kidnapping raté de Sierra, et depuis, plus aucune trace. Colzamax a été repris par la suite par son adjoint, Étienne Rodier, et la boîte n’a plus jamais eu de problèmes avec la justice. Pour Douchebaïev, par contre, c’est mieux. À vrai dire, n’importe quel lycéen d’aujourd’hui le connaît… C’est grâce à lui qu’on peut vous envoyer ce message.
Jean-Michel arrête d’écrire et regarde Thierry, stupéfait : « Tu avais raison, bon Dieu ! ».
Il a mis au point le système pour communiquer avec le passé, et ça, pour le monde entier, à partir de 2010. Mais en théorie, il est interdit d’envoyer des messages avant cette date. On s’est demandés d’ailleurs avec Jean-Michel comment vous connaissiez son nom en 1997. On va être clairs : ne faîtes rien.
Thierry répète la dernière phrase puis s’arrête. « Ils sont barges ou quoi ? Ne rien faire ? »
Je sais que tu n’es pas d’accord, Thierry. Je me rappelle de ma réaction, ou de la tienne, comme tu veux… Mais essaie de comprendre : la situation pour nous aujourd’hui résulte du fait que nous n’avons rien fait, à votre époque en 1997. Si vous changez quelque chose, en interrogeant Douchebaïev sur sa future invention, par exemple, vous allez complètement changer le cours de notre histoire. Gargès n’est plus jamais réapparu, ce n’est plus une menace, donc enterrez le dossier. Ça sera tout pour cette fois.
Thierry fait signe que le message est terminé. Quelques secondes après avoir fini d’écrire, Jean-Michel relit ses notes, l’air soucieux.
- Je suis d’accord avec toi, enfin, le Thierry de 2010 et quelques, dit-il, en rangeant son stylo. Si on fait quelque chose, on risque de chambouler l’histoire future.
- Bon, bon, d’accord pour Douchebaïev, on oublie les recherches. Mais pour Gargès, c’est louche, non ? Il disparaît pendant plus de dix ans, sans début de commencement de pistes…
- Oui, je sais, mais qu’est-ce que tu veux y faire ? demande Jean-Michel. Il est peut-être mort et on n’a jamais retrouvé son corps.
- Peut-être, peut-être, réfléchit Thierry en se grattant le menton, masqué par une barbe épaisse. Bon, il faut espérer que Juliette sorte de son coma… Toujours aucune amélioration ?
- Non, ça reste stable. J’y passe tous les jours au cas où, mais rien pour le moment.
- Bon, on va enterrer le dossier comme on nous a demandé et…
Salut Thierry ! Dis à Jean-Michel de se préparer, on a des infos pour vous.
Toujours sa voix dans la tête, mais le ton est différent, le timbre aussi. Peut-être un message encore plus loin dans le futur. Thierry regarde à nouveau la pendule. Quinze heures quinze, l’heure pour les renseignements sur Gargès. Complètement inespéré.
- Jean-Michel, ressors tes crayons, tu vas encore être utile.
- Quoi, je…
- Tu n’as pas eu de messages ? Vite, vite, je vais te dicter. Dépêche-toi !
Jean-Michel pose à toute vitesse son bloc-notes sur la table, prend un stylo et se prépare à écrire à nouveau.
Bon, alors, Igor Douchebaïev, on a pas grand chose à vous dire. Il semble que c’est un physicien russe, prof à Moscou, sans histoires. Le gars est mort dans un accident de voiture en 1999.
Toujours sous la dictée, Jean-Michel, s’interrompt : « C’est quoi, ces conneries ? ». Thierry lui fait signe de se taire.
En revanche, Gargès, Philippe Gargès, ça oui, tous les gamins de primaire connaisent son histoire. Pour faire simple, c’est grâce à lui qu’on peut envoyer des messages vers le passé.